Il est généralement admis que le genre du roman épistolaire n’existe pas dans la littérature romantique et préromantique russe. Comme l’exception qui confirme la règle, on évoque parfois le roman Les Lettres d’Ernest et de Doravra (1766) de Fiodor Emine, un émigré d’origine incertaine arrivé en Russie en 1761. Le roman de Natalia Golovkina Elisabeth de S***, ou L’Histoire d’une Russe publiée par une de ses compatriotes , qui paraît dans sa version originale française à Paris en 1802 et en russe à Moscou en 1803-1804, est cité encore plus rarement et toujours en tant qu’exemple d’œuvres faibles ou insignifiantes. Dans le contexte de la réévaluation récente de la place des femmes dans l’histoire littéraire russe, cette critique semble peu justifiée. Parmi les œuvres russes de la première décennie du XIXe siècle, le roman de Golovkina se distingue par son caractère novateur. Tout d’abord, Elisabeth de S*** est un exemple original de médiation culturelle franco-russe : l’écrivaine crée un roman consacré à la vie russe d’après les modèles littéraires français (et européens) et elle le publie dans deux pays différents. L’œuvre de Golovkina se caractérise, ensuite, par l’intérêt pour la psychologie des personnages et pour les sentiments amoureux. Enfin, c’est un roman d’envergure (quelque 600 pages) remarquable pour son intrigue complexe ainsi que pour un personnel romanesque important. En rendant hommage à l’écrivaine injustement oubliée, nous chercherons à comprendre pourquoi son œuvre n’a pas été intégrée dans le canon littéraire russe.