Cavalerie rouge est un texte instable et ambigu, une reconstruction onirique et mystificatrice où le réel vécu par l’auteur-narrateur passe par toute une série de prismes déformants, faisant subir au lecteur une expérience de la désorientation analogue à celle éprouvée par Isaac Babel lors de la campagne de Pologne en 1920. Aussi, l’expérience de la guerre est rendue comme une expérience de l’altérité. Lioutov, le narrateur de Cavalerie rouge et alter ego de Babel est l’étranger absolu : Juif chez les Cosaques, intellectuel chez les combattants, bolchevique chez les Hassidim, il contemple le monde d’un regard extérieur avec une distance qui empêche toute identification mais aussi tout assujettissement identitaire. Le regard de l’étranger est propre à renouveler profondément la perception, ce qui est, selon Viktor Chklovski, l’un des principes majeurs de l’étrangéisation comme dispositif narratif visant à gêner les processus de reconnaissance ou d’appartenance, pour atteindre la singularisation. Cette singularité irréductible, c’est celle du sujet qui se pense lui‑même comme un autre et qui, de ce fait, résiste à toutes lesdéterminations sociales et à toutes les formes normatives de pouvoir et de savoir.