Les histoires littéraires du « grand siècle » classique russe, le xixe siècle, possèdent un caractère muséographique et patrimonial qui donne tout son sens à cette réflexion de Roland Barthes sur l’historiographie littéraire comme une « succession d’hommes seuls ». Mais l’exclusion des femmes du « roman national » qu’est l’historiographie littéraire russe relève d’une véritable anomalie, car elle ne correspond ni à la réalité des pratiques d’écriture et d’édition, ni à celle des pratiques de lecture. Conçu à la croisée de l’historiographie (comment elle s’élabore), de la littérature (la fabrication des classiques) et des études de genre ou des études féminines (women studies), cet article tente de comprendre les mécanismes d’invisibilisation » (ou « effet Matilda ») dont les écrivaines du grand siècle russe ont été victimes. Nous nous intéresserons également à deux « études de cas » : celui d’Anna Bounina, qui fut la première autrice à exister professionnellement dans l’espace littéraire public russe au début du xixe siècle, et celui d’Ekaterina Kniajnina, première femme à qui furent ouvertes les voies de l’édition en Russie, en 1759.