Le cas de Sorana Gurian (1913-1956) permet d’examiner la situation d’une multiple exclusion au sein de la société européenne du xxe siècle : elle est à la fois femme, juive et étrangère, accusée d’espionnage et de collaboration, et son corps, handicapé et touché par le cancer, devient le principal coupable de ce bannissement pluriel. L’auteure est une figure tragique : non seulement par sa vie, mais aussi par l’oubli dans lequel est tombée son œuvre – pourtant originale et reconnue à l’époque –, comptant six volumes en roumain et en français et des dizaines de publications dans la presse. Dans le présent article, je propose une lecture de quelques chroniques littéraires portant sur deux éditions de Gurian parues en Roumanie en 1945-1946 : Zilele nu se întorc niciodată [Les jours ne reviennent jamais] et Întâmplări între amurg și noapte [Aventures entre crépuscule et nuit], qui témoignent de la manière dont on percevait l’Autre, en l’occurrence une femme écrivain, une femme infirme ou bien une femme d’origine juive au xxe siècle. Cette perspective a pour but de montrer les conditionnements autres qu’esthétiques (genre, corporalité, classe sociale, convictions politiques, origine ethnique, etc.) qui ont déterminé l’apparition et la disparition de Gurian sur la scène littéraire, et qui influencent toujours la manière de percevoir ses textes en Roumanie. À la fin de cette étude, je réfléchis à la possibilité de réhabiliter cette figure dans l’histoire de la littérature européenne, ce qui pourrait permettre de rediscuter le canon littéraire roumain du xxe siècle, où les femmes écrivains ne trouvent toujours pas leur place.