Entre ces deux romans s’opère un mouvement finalement très proustien : mouvement du doute généralisé, de la crise angoissante suscitée par la dissolution de l’« l’identité » et des certitudes, annonciatrice de l’apocalypse dans Un roman naturel, vers l’acceptation mélancolique mais sereine de cette crise, placée sous le signe de l’empathie dans Physique de la mélancolie. Au constat angoissant du « nous sommes je » succède la réponse : « je sommes nous ». Je suis l’humanité tout entière. Mouvement proustien de quête douloureuse qui s’achève sur des épiphanies lumineuses et ouvre des pistes de réflexion intéressantes pour renouveler notre approche et notre regard à la fois du postmoderne en littérature et des « écritures du moi ». Comment rendre compte du doute, « intrinsèquement lié au métissage 31 », de la mobilité, de la labilité de « l’identité » d’aujourd’hui, sinon par le postmoderne, écriture métisse par excellence ?
la prose de Kazimierz Brandys exhibe un questionnement constant à propos de ses structures narratives. On y découvre différents stratagèmes au niveau de l’organisation de la fiction littéraire : crypto-biographie, mélange de genres et de styles, décomposition des formes discursives, auto-création, auto-commentaire (relectures des oeuvres précédentes selon le principe de la distanciation), stylisation romantique, etc. Les signes de l’écriture s’opposent de manière pathétique aux notes de diariste scrutant inlassablement les réalités quotidiennes. La rhétorique de l’auteur de Lettres à Madame Z ne fait jamais abstraction de l’horizon d’attente des lecteurs du moment, ceux qui abordent le texte dans un lieu et un tempsbien définis. Le projet artistique des Carnets semble être mené à bien à travers un affrontement dialectique (volontairement articulé) entre la fiction romanesque et le journal de bord. C’est bien l’autobiographie qui établit une sorte de séparation programmée entre les deux moi (celui de l’énoncé, celui de l’énonciation), entre la personne écrivant et le personnage qu’elle décrit. De surcroît, il s’agit à tout moment de réactualiser la vision « réaliste » des choses perçues au fil des jours, sans toutefois renoncer à la conscience, au souci fondamental de la performance littéraire. Brandys s’efforce d’arracher le roman à sa fonction exclusivement narrative, génératrice de fables et de récits, […]
Dans cet article sont présentés deux récits dont les auteurs, Avraam Kouchoul et Jacques Kefeli, étaient Karaïmes de Crimée. Ils avaient combattudans l’Armée blanche et émigrèrent en France, dans les années 1920, à la suite des événements de la révolution russe. Dans son récit « Prière » [Molitva], écrit en 1930, et publié en russe en France dans le journal Russkaâ Mysl’ n° 45 (4820), le 26 novembre 2010, AvraamKouchoul relate le moment de l’exil en novembre 1920, au départ du port de Sébastopol, en Crimée, et sa traversée en bateau sur la mer Noire en route vers Constantinople. Dans le récit « Le Sage Hakim Isak, légende ancienne de Crimée » [Mudreč Hakim Isak, drevnaja krymskaja byl’], publié en russe dans la revue d’émigration Vozroždenie n° 47, Paris, 1955, l’histoire se passe dans la période du Khanat de Crimée, autour du palais de Bakhtchisaraï et de la forteresse de Tchoufout Kalé. Le Khan et son épouse favorite s’aiment d’un amour partagé, mais l’ombre d’une séparation plane sur leur couple. Un médecin karaïme, Hakim Isak, renommé pour sa sagesse, est appelé à la Cour pour tenter de dénouer ce drame. L’auteur, Jacque Kefeli, consacre la seconde partie de son récit aux descendants des personnages de la légende, sescontemporains dans l’émigration en France.