Le présent ouvrage comble une lacune de taille : si, en France, le cinéma en PVR russe et soviétique est relativement bien étudié, l'animation, elle, fait figure de parente pauvre, et il n'existe pas à l'heure actuelle d'ouvrage en français qui lui soit entièrement consacré. Et si ce numéro ne se veut pas exhaustif, son ambition est de donner un aperçu de la richesse de l'animation russe et soviétique, qui a continué et continue d'exister malgré les contraintes, qu'elles soient idéologiques ou financières. Car, rappelons-le, c'est précisément en Russie qu'a été inventé le procédé de l'animation image par image. Les approches utilisées dans cet ouvrage sont multiples – esthétique, historique, narrative, thématique, ethnologique. Cette hétérogénéité des approches nous a semblé pertinente pour l'étude d'un art qui, d'une part, se situe à la croisée de plusieurs arts et qui, d'autre part, s'est développé dans une conjoncture historique exceptionnelle, marquée par des révolutions et des changements sociopolitiques qui n'ont pas manqué d'influencer la culture. Nous avons donc fait appel à des contributeurs spécialisés dans l'étude ou l'histoire du cinéma en général, du cinéma d'animation, mais aussi à des littéraires et des historiens. De plus, tous ne sont pas des spécialistes de la Russie ou de l'aire soviétique, ce qui garantit une vision véritablement stéréoscopique.
Désormais la disponibilité des films de L. Starewitch, une cinquantaine sur une filmographie qui en compte le double, et les expositions récentes de matériel non-film de la collection Martin-Starewitch permettent une appréciation nouvelle de son oeuvre, de sa personnalité, de sa conception du cinéma comme du monde et de son imaginaire. On comprend mieux sa place dans l’histoire du cinéma et pourquoi plusieurs réalisateurs actuels se réfèrent à lui comme à un maître. Entre fantastique, réalisme et poésie, avec l’enfance comme fil conducteur et une prodigieuse qualité d’animation, son oeuvre est unique.
Le film La Poste (1929) de M. Tsekhanovski, illustrateur et réalisateur, sur un texte du poète Samuel Marchak est l’adaptation du livre éponyme conçu par ces deux mêmes auteurs. La conjonction de cet univers graphique avec le cinéma est replacée dans le contexte artistique de cette époque. L’animation et le montage révèlent l’unité dynamique de ce poème en image. Une lettre recommandée écrite par un enfant poursuit son destinataire parti en voyage autour de la terre. L’espace se déplie sur plusieurs registres de représentation, entre la 2e et la 3e dimension, entre abstraction et figuration. La composition plastique et rythmique joue avec la typographie et les mots en tant que tel. Le déroulement de l’histoire passe du particulier au général pour culminer dans un hymne aux facteurs du monde entier.
Les studios russes ont exercé une influence sur le cinéma d’animation.Quels éléments ont-ils contribué à leur succès ? Comment ont-ils atteint l’excellenceet concilié liberté artistique et pression idéologique ? Soïouzmoultfilm a bénéficiéde moyens considérables, tant sur le plan humain que financier, et a développéune grande diversité de techniques. Les productions des studios puisaient dans lepatrimoine immatériel de la Russie, mais visaient à l’universalité pour atteindre lepublic le plus large possible. La qualité artistique des réalisations, qui reposait surla notion d’auteur et de style, la réflexivité et l’intermédialité, a contribué à cetteréussite. Il convient pourtant de questionner ce succès, de mettre en évidencel’ambiguïté du modèle, qui développait une propagande tantôt visible, tantôtdiscrète selon l’époque. L’omniprésence de la thématique du rêve apparaît commele symptôme d’une censure puissante. Un film comme 25 octobre le premier jour,de Youri Norstein, pourrait constituer l’emblème d’une propagande elle-mêmesoumise à la censure.
Le Nouveau Gulliver (1935), premier long métrage d’animationsoviétique noir et blanc, réalisé par Aleksandr Ptouchko, n’a pas fait l’objetd’études spécifiques jusqu’ici. Celle qui suit est contextuelle, biographique, toutautant qu’analyse filmique. Elle propose un nouvel éclairage sur l’itinéraire dePtouchko (1900-1973), particulièrement sur les années 1920-1930 qui voitémerger son cinéma. Après avoir réalisé C’est arrivé au stade (1928) et Le Maîtredu quotidien (1932), Ptouchko prend la tête de la section du film animé des studiosSovkino devenus Moskinokombinat, puis Mosfilm. Le contexte politico-cultureld’émergence de son long métrage, entre 1927 et 1935, qui met en présence toutela diversité de l’avant-garde soviétique mais voit triompher le dogme du réalismesocialiste, est longuement examiné. Le film de Ptouchko semble réceptif aux théoriesburlesques des fondateurs de la FEKS. La marionnettisation des personnages dufilm de Ptouchko, les jeux symboliques d’échelle ont peut-être pris leur sourcedans ce mouvement. Mais comment Le Nouveau Gulliver, ce « ciné-conte », a-t-ilpu s’imposer dans le contexte politique et résister aux sirènes réalistes socialistesou en détourner certains codes ? Ptouchko choisit un conte philosophiquedoublé d’un pamphlet politique qui l’autorise à lier le merveilleux au politique.Audacieuse adaptation de Swift, superproduction moscovite, Le Nouveau Gulliverambitionne de rivaliser, […]
Andreï Khrjanovski a commencé à étudier l’animation et à réaliser desfilms dans l’atmosphère plus tolérante, bien qu’ambiguë, qui caractérisait le dégelkhrouchtchévien, période pendant laquelle un certain nombre d’animateurs se sontmis à expérimenter de nouveaux styles et à créer des films destinés à un public adultetraitant de problèmes d’actualité. Avec L’Harmonica de verre, Khrjanovski s’estrisqué à présenter une critique sévère du système dans un style qui se démarquaitclairement du style disneyen adopté par le studio Soïouzmoultfilm dans les dessinsanimés pour la jeunesse. En proposant un message subtil sur la situation de l’artistedans un système totalitaire et adoptant un style contrastant avec le style officiel etapprouvé, il a créé une oeuvre d’art qui, magré sa qualité exceptionnelle, ne pouvaitguère être acceptée par les autorités.
Garry Bardine (né en 1941) est l’un des rares réalisateurs de filmsd’animation russes de sa génération à continuer à faire des films, malgré lescontraintes financières particulièrement sensibles dans ce domaine. Ayant déjà àson actif vingt-cinq films, il continue de créer des films qui utilisent les possibilitésvisuelles qu’offrent toutes sortes de matières ainsi que des univers musicaux variéspour transmettre au spectateur des idées qui lui sont chères. Les thèmes de latolérance, de l’absurdité de la guerre, de la vie qui passe, la satire de moeurs et unesatire de la société postsoviétique de plus en plus sensible sont comme matérialisésgrâce à un choix précis de techniques (au début dessin, vite abandonné, puis pâteà modeler, poupées, utilisation de ficelle, d’objets divers, etc.) et des musiques quidictent même parfois le rythme de l’oeuvre. Bardine, véritable touche-à-tout del’animation, réalise ainsi des films réfléchissant sur la condition humaine.
Cet article montre qu’avec le passage de l’ère soviétique à l’èrepost-soviétique, l’espace dans le film d’animation s’est transformé d’un territoirenouveau de conquête et d’exploration en un miroir négatif de la terre, que l’on estpassé de l’utopie à la dystopie et que l’espace n’est plus un endroit désirable pour êtrehabité, ce qui sous-entend que c’est la terre elle-même qui est devenue indésirable.Avec l’utilisation de l’animation pour créer des effets nécessaires à la représentationréaliste (dans les oeuvres d’Aleksandr Ptouchko et Pavel Klouchantsev, parexemple), l’espace a servi d’alternative parfaite à la réalisation du style de viesoviétique. Cependant, après que les Américains ont mis le pied sur la lune, il s’estproduit un décalage, et les autres planètes sont devenues des répliques bourgeoises l’univers. Dans le nouveau millénaire, les remake et suites de films montrent l’infantilisation des exploits cosmiques (avec la figure de Neznaïka/Jenesaispas) etdressent le portrait d’adolescents en hipsters révoltés, tandis que Ku! Kin-Dza-Dzadécrit l’autre planète comme un espace dystopique, indésirable pour l’intelligentsiacréative.et domestiques, l’équivalent de l’utopie soviétique du « socialisme développé ».La colonisation n’a pas une signification politique, elle offre des espaces de viealternatifs pour des familles avec enfants et animaux domestiques. Le voyage dansla lune […]
si le cinéma d’animation de Disney est accusé d’américaniser le folkloreoccidental, qu’en est-il du cinéma d’animation soviétique avec la figure de la sorcièreBaba Yaga ? Loin de la propagande de l’agit-prop, la sorcière sert les intérêts du Partid’une manière indirecte en participant à façonner un sentiment d’appartenancenationale. Supposément intemporel, le folklore russe est une construction liée à laquête toujours inachevée d’une identité russe définie. Baba Yaga, figure surgie d’unpassé mythique, continue d’inscrire l’imaginaire national dans la tradition tout enévoluant avec le temps. Le questionnement typiquement soviétique d’un art nationalse distinguant en « n’étant pas » tout en peinant à définir ce qu’il « est » atteintson paroxysme à travers les différentes figures de Baba Yaga. À travers le symbolenational de cette sorcière de conte de fée s’expriment les changements sociétauxqu’a connus la Russie au cours du xxe siècle. De décennie en décennie, Baba Yagaévolue et se modernise. Animée, elle conserve pourtant son identité visuelle avec larépétition d’éléments iconiques d’un style graphique à un autre et reste identifiableau premier coup d’oeil qu’importe la technique employée. Traversant le xxe sièclesans prendre une ride, elle est l’une des images du folklore russe menacée d’êtreoccidentalisée. Figure résiliente encore aujourd’hui des long-métrages […]
avec ses inventions poïétiques et esthétiques, Youri Norstein s’inscritdans la mouvance expérimentale du cinéma d’animation russe, qui s’est développéedans les années 1960, en rupture avec une tradition classique du dessin sur cellulo. Ildéveloppe dans ses films de nouvelles formes de narration, articulées aux expériencesplastiques et aux scénarios poïétiques intégrés au chantier de fabrique, au milieude culture de l’atelier. Les motifs narratifs d’invention sont issus des épreuvesmatériologiques, des opacités chromatiques et texturales, des scénographiesfragmentées et des plans cinématographiques tendus entre la fluidité et la saccade,caractéristiques de son cinéma de recherche. Une nouvelle esthétique en émerge,qualifiée par le cinéaste d’esthétique « petit cliché ». L’expression a été formuléedans le cadre de l’atelier à propos de l’exposition du celluloïd au « plasma ambré »de la lumière. Elle convoque des métaphores liquides et textiles qui soulignentles caractères matériologique et « chiffonné » du celluloïd, qui valorisent leregistre tactile de l’image et qui ouvrent aux développements météorologiquesomniprésents dans ses films, nappes de brouillard, chutes de neige, volées de feuilleset rideaux de pluie, impliqués dans le processus narratif. Cette esthétique permetau cinéaste de rentrer dans « l’épaisseur des choses » et d’articuler, à partir de là,différents territoires […]
Le cinéma de Youri Norstein se caractérise par le changement d’état des formes et des textures qui composent, en les matérialisant, les éléments du récit. Au gré de ces transformations, la narration, entendue au sens classique du terme, semble dans ses films se dédoubler : elle désigne alors non seulement le déroulé des actions qui composent le récit du film, mais aussi l’histoire des altérations plastiques successives qui constituent la chair de l’image et qui construisent, photogramme après photogramme, ce que l’on pourrait qualifier de scénario matière (par distinction du scénario récit).
les extraits choisis de Neige sur herbe [Sneg na trave] de Youri Norsteindécrivent le processus de création artistique du cinéaste à travers ses réflexionsthéoriques et ses explications sur ses influences picturales, narratives etautobiographiques. Ils permettent de découvrir ses dispositifs de tournage et demieux comprendre l’oeuvre de ce cinéaste incontournable de l’animation russe etsoviétique.
la ville d’Ekaterinbourg (Sverdlovsk pendant la période soviétique)dans l’Oural est le troisième foyer d’animation de Russie après Moscou etSaint-Pétersbourg. L’article se penche sur les oeuvres des réalisateurs qui ont fait laréputation de l’école d’animation de l’Oural. L’histoire de l’école d’animation del’Oural se divise en trois étapes : la première génération, celle des fondateurs, quia mis les bases de l’animation de Sverdlovsk avec une poétique et une esthétiqueclassiques mais imaginative ; une deuxième génération, qui a été formée parles grands maîtres expérimentateurs que sont Youri Norstein, Fedor Khitrouk,Edouard Nazarov, Andreï Khrjanovski, pour laquelle l’animation est le lieu detoutes les recherches – de matière, de sens, de mise en scène –; et enfin les réalisateursnés dans les années 1960, héritiers de la génération précédente, qui poursuiventet diversifient les recherches de leurs aînés et s’engagent dans de nouvelles voiesd’expression artistique.
en 1992, Aleksandr Petrov, étoile montante de l’animation russe, réalisait Le Rêve d’un homme ridicule, d’après la nouvelle de Dostoïevski (1877).Le choix de cette oeuvre extrêmement complexe, sorte de synthèse de la pensée religieuse de Dostoïevski, paraît répondre à une nécessité intérieure pour le cinéaste. L’oeuvre qui en ressort, court-métrage de vingt minutes, est un film d’une puissance narrative exceptionnelle, frappant par une communauté d’esprit et un niveau d’intimité troublants avec l’auteur. D’une part, Petrov s’adonne au nécessaire travail de condensation du texte, redéployé narrativement à travers différents procédés suggestifs profondément imprégnés de l’univers diégétique de Dostoïevski (bruitages, musique, rythme, couleurs...). Surtout, la dimension fantastique et la présence centrale du rêve dans le texte en font un matériau idéal pour un cinéastetrès inspiré par les notions de glissement (d’une réalité à une autre), de passages et de métamorphoses.
Cet article présente le festival d’animation le plus important de Russie, le festival ouvert d’animation de Souzdal. Créé en 1996, sur l’initiative d’Aleksandr Tatarski, il permet à la communauté du film d’animation de se retrouver, de découvrir de nouveaux noms. Le public peut y visionner toute la production russe et biélorusse de l’année précédente, soit dans le cadre du concours, soit dans le cadre de la vidéothèque, où l’on trouve tous les films de tous les genres, du clip publicitaire au long métrage. Un jury de professionnels y décerne des prix qu’il est prestigieux de recevoir. Ces rencontres ont vu se succéder au fil des ans les meilleurs réalisateurs d’animation russe et biélorusses, et elles sont très importantes pour la reconnaissance professionnelle, ainsi que pour la cohésion du milieu de l’animation.
À la fin des années 1920 en Union soviétique, le film d’animationremplit une fonction d’agit-prop, à l’instar d’autres genres cinématographiques.Adhérant au mouvement soviétique pour le fait cinématographique, l’animationrefuse l’illusion du « magique » et ce que les animateurs nomment alorsle « ciné-truc ». Cependant, dans ses usages, le film d’animation, et ledispositif cinématographique tout entier, sont aussi utilisés pour leur pouvoird’émerveillement. La technologie, dont le cinéma est l’une des manifestations, estenvisagée comme un instrument privilégié de la modernisation et de la lutte contreles croyances du passé que le régime souhaite voir disparaître. Cette étude entenddémontrer que la dimension magique du cinéma rattrape les « soviétisateurs »,notamment en contexte sibérien où le cinéma est appelé à remplacer la séancechamanique, vue par les administrateurs comme un spectacle à concurrencer.Prenant comme cas d’étude la projection du film Le Petit Samoyède (1928) à unpublic autochtone, cet article replace le cinéma d’animation sur les peuples du Norddans son contexte de diffusion à l’aide de divers documents d’archives (presse,édition, documents de production), afin d’interroger la dimension modernisatricedu cinéma, à la fois dans ses représentations et son dispositif. In fine, il montreque la « magie » de la projection cinématographique est investie comme l’espaceenchanté de la […]