Les treize auteurs réunis dans ce volume invitent leurs lecteurs à revisiter l°historiographie littéraire en Afghanistan et en Iran, en Biélorussie, Bulgarie, Géorgie, Roumanie, Russie, Serbie, Slovénie, Turquie (et Empire ottoman). Ce faisant, ils convoquent l'histoire globale, l'histoire croisée, la sociologie de la littérature, les études post-coloniales et de genre, les transferts culturels et la littérature mondiale. Les enjeux de cette approche sont pluriels car repenser le divers contre l'unique fait bouger toutes les lignes de l'histoire littéraire : c'est ce qui permet de mettre au jour les oubliés de l'histoire littéraire (les femmes écrivaines ou les œuvres rédigées dans des langues et alphabets qui ne se laissent pas enfermer dans un cadre national) et de faire apparaître les flux transnationaux et multilatéraux entre les aires culturelles, le dialogue entre les littératures qui fait naître de nouvelles formes et de nouveaux genres par la traduction ; c'est aussi ce qui amène à démythifier les « grandes figures tutélaires », les classiques, les icônes que le canon national muséifie, c'est-à-dire momifie ; c'est enfin ce qui montre clairement que, pour penser les « horloges littéraires du monde », le grand récit linéaire, positiviste et fondé sur l'unicité totalisante n'est définitivement plus le cadre approprié.
"In our twenty-first century globalized, multinational and diasporic world, how can we explain the continuing appeal, not only, of the single-nation/single-ethnicity focus of literary histories, but also, of its familiar teleological model, deployed even by those writings the new literary histories, based on race, gender, sexual choice, or any number of other identitarian categories?" s'interrogeait en 2002 Linda Hutcheon dans un ouvrage consacré à « repenser l'histoire littéraire ». Ces questions se posent toujours, plus de quinze ans plus tard, et il nous a semblé très stimulant de réunir dans un volume des recherches portant sur l'histoire d'espaces littéraires très différents par l'espace-temps qui les caractérise, leur histoire, leur accession à un État-nation, leurs institutions, leur proximité ou leur éloignement avec ce que Pascale Casanova appelle le « méridien littéraire de Greenwich » (pour faire vite, New York, Londres, Berlin, Paris), l'héritage d'empires divers, etc. Ce qui rassemble les chercheurs qui ont accepté d'apporter leur contribution au débat, c'est la volonté de questionner l'historiographie littéraire telle qu'elle s'est pratiquée et se pratique encore dans ces espaces, proposer une autre écriture susceptible de susciter d'autres conceptions, d'autres visions, d'autres aspects. Leur réflexion est étayée par toutes celles qui ont vu le […]
La littérature persane est historiquement demeurée sans frontières, transcendant toute forme d’entité politique ou d’État‑nation. Cependant, à l’époque moderne, les reconfigurations nationalistes de cette tradition littéraire tendent à lui attribuer une définition territorialement limitée. Parallèlement à l’émergence du persan en tant que discipline académique et institution nationale en Iran et en Afghanistan, l’historiographie littéraire persane est devenue un terrain important de controverse et de contestation. Alors que les chercheurs iraniens considèrent l’histoire littéraire persane comme l’incarnation même de la splendeur du patrimoine culturel iranien, les chercheurs afghans, en revanche, tiennent à souligner que le territoire qui constitue l’Afghanistan peut le mieux prétendre représenter le foyer « originel » de l’efflorescence littéraire persane, le terrain où la production littéraire persane est née, a évolué et a pleinement porté ses fruits. Cet article offre une perspective critique sur Tarikh-i Adabiyat-i Afghanistan de M. H. Zhubal, texte fondamental et influent sur la recherche historique littéraire et philologique.
Dans cet article, je me propose de réfléchir à la situation particulière dont « jouit » Mihai Eminescu (poète très important pour la fin du romantisme européen et roumain), qui continue de nos jours à être célébré, dans les textes canoniques et scolastiques roumains d’histoire littéraire, comme étant « le poète national ». Il continue aussi – comme il y a un siècle – à fonctionner comme un fort symbole politique de toutes sortes d’idéologies en quête de fondements locaux et à servir d’argument « d’identité nationale » dans des débats absolument indifférents à son œuvre littéraire. Dans le sillage des études que j’ai publiées, ces vingt dernières années, sur les formes et implications de ce mythe culturel roumain, j’interroge à présent de nouvelles histoires littéraires contemporaines, des ouvrages lexicographiques récemment publiés sous le patronage de l’Académie roumaine et d’autres textes « institutionnels », afin de voir si (et comment) la position d’Eminescu dans l’histoire de la littérature roumaine est repensée à la faveur d’un nouveau siècle. Quelle est la signification actuelle de la perpétuation du mythe du poète national, pour l’histoire de la littérature roumaine, ainsi que pour les crises identitaires roumaines ?
Les histoires littéraires du « grand siècle » classique russe, le xixe siècle, possèdent un caractère muséographique et patrimonial qui donne tout son sens à cette réflexion de Roland Barthes sur l’historiographie littéraire comme une « succession d’hommes seuls ». Mais l’exclusion des femmes du « roman national » qu’est l’historiographie littéraire russe relève d’une véritable anomalie, car elle ne correspond ni à la réalité des pratiques d’écriture et d’édition, ni à celle des pratiques de lecture. Conçu à la croisée de l’historiographie (comment elle s’élabore), de la littérature (la fabrication des classiques) et des études de genre ou des études féminines (women studies), cet article tente de comprendre les mécanismes d’invisibilisation » (ou « effet Matilda ») dont les écrivaines du grand siècle russe ont été victimes. Nous nous intéresserons également à deux « études de cas » : celui d’Anna Bounina, qui fut la première autrice à exister professionnellement dans l’espace littéraire public russe au début du xixe siècle, et celui d’Ekaterina Kniajnina, première femme à qui furent ouvertes les voies de l’édition en Russie, en 1759.
En abordant la question du canon littéraire par sa double fonction constitutive et représentative à l’égard de l’identité nationale, l’auteur interroge l’opposition conceptuelle sur laquelle se fondent les rapports entre postmodernisme et canon dans les littératures serbe et bulgare. Dans ces deux cultures, la pensée et la poétique postmodernes favorisent la remise en cause de la conception traditionnelle du canon et de l’histoire de la littérature. Recherchant davantage le dialogue avec les littératures étrangères, les auteurs serbes se voient reprocher de tourner le dos aux spécificités littéraires nationales qui étaient jusqu’alors mises en avant par la critique. Les écrivains bulgares en revanche se tournent volontiers vers les textes des premiers classiques bulgares, mais c’est pour les réécrire sur un mode parodique afin de dévoiler la structure littéraire des mythes nationaux. Et pourtant, malgré l’apparente incompatibilité entre postmodernisme et canon littéraire, leur rencontre dans les dernières décennies du xxe siècle a joué un rôle déterminant dans l’évolution vers une nouvelle conception de l’histoire de la littérature qui s’appuie plus que jamais sur les principes de la polyphonie et du dialogisme.
Cet article interprète l’histoire littéraire comme un discours impliqué dans les politiques identitaires des nations. De ce point de vue, l’auteur présente les relations entre l’histoire littéraire nationale et l’histoire littéraire comparée en Slovénie. Sont ainsi mis en lumière l’origine et le développement de ces deux disciplines, en particulier en ce qui concerne leurs fondements idéologiques implicites ou explicites : le nationalisme culturel et le cosmopolitisme. Jusqu’à la fin du xxe siècle, l’histoire littéraire nationale en tant que « grand genre » a intériorisé l’élan du nationalisme culturel du xixe siècle, qui a également marqué l’institutionnalisation de l’historiographie littéraire comme discipline universitaire après 1919. Bien que la littérature comparée ait contré les conceptions nationales apparemment autarciques du développement littéraire et culturel, elle a produit un autre type de « récits maîtres » à travers lesquels elle a affirmé l’identité nationale – en fournissant des documents sur la participation de la littérature slovène aux courants et aux stades de développement « européens généraux ». Dans ce contexte, l’article attire l’attention sur le problème de la tardiveté de ce que l’on appelle les petites littératures, en particulier par rapport au système littéraire mondial. En conclusion, l’article aborde les dilemmes actuels de l’historiographie littéraire en […]
La littérature de la Biélorussie qui s’est développée dans l’espace de transition historiquement multiethnique et multiconfessionnel entre Slavia latina et Slavia orthodoxa, remet en question d’une manière particulière la validité du « grand récit ». En même temps, il semble que ce soit justement l’exemple de cette littérature « mineure », dont le développement s’est déroulé pendant des siècles et jusqu’à récemment dans les sphères de domination des littératures voisines « majeures » (russe et polonaise), qui rende manifeste les problèmes posés par une approche transnationale, notamment la perpétuation de mécanismes d’exclusion et d’absorption. Prenant ces considérations comme point de départ, cet article esquisse d’abord une approche alternative d’un « grand récit » fondée sur les paramètres d’espace culturel, de chronologie ouverte et de développement institutionnel. Dans le cadre de ce modèle sera examiné ensuite systématiquement, d’un point de vue institutionnel et prenant l’exemple des années 1920, le « potentiel transnational » de la littérature biélorusse. Il s’avère que le potentiel transnational résultant notamment du multilinguisme se superpose institutionnellement et idéologiquement au concept de « multinational » de la littérature prolétarienne : les différentes langues pré‑structurent différents « espaces des possibles ». La réalisation d’espaces transnationaux des possibles […]
L’historiographie littéraire turque semble avoir épousé la définition de la « turcité », établie au moment de l’indépendance en 1923, qui considérait comme turque toute personne de confession musulmane résidant à l’intérieur des frontières du pays, quelles que soient son origine ethnique et sa langue maternelle, et l’avoir imposé rétrospectivement au monde multiculturel des lettres turques ottomanes. En effet, les auteurs turcophones non musulmans ont été exclus de l’histoire de la littérature. Or, comme est mis en exergue dans la première partie de cet article, de nombreux échanges ont existé entre l’intelligentsia turque musulmane et les intellectuels non musulmans turcophones. Abordant la question de la littérature mineure en contexte ottoman, la deuxième partie présente les littératures arméno-turque, turque karamanli, judéo-turque et syro-ottomane en dialogue avec la culture littéraire turque ottomane. Notant que les auteurs non musulmans écrivant avec l’alphabet perso-arabe sont également largement absents des livres d’histoire de la littérature, l’article aborde dans la troisième partie l’impact de la « révolution des lettres » : l’adoption de l’alphabet latin en 1928. Celle-ci contribua non seulement à l’occultation des littératures mineures de la Turquie ottomane, mais aussi à celle des littératures féminine et populaire ainsi qu’à celle de la tradition progressiste turque ottomane.
Le présent travail contribue à la relecture de l’histoire de la littérature géorgienne en interrogeant le fonctionnement et les logiques des flux d’importation dans le domaine de la littérature en Géorgie dans la seconde moitié du xixe siècle à l’aide du concept des transferts culturels élaboré par Michel Espagne et Michel Werner et de la notion du champ littéraire développé par Pierre Bourdieu. Ces perspectives méthodologiques permettent de relativiser la vision canonique de la littérature géorgienne et d’éclairer le rôle joué par l’importation des œuvres européennes dans l’organisation et l’évolution du champ littéraire interne. En effet, l’analyse des discours critiques et des paratextes révèle combien les transferts littéraires ont permis à la littérature géorgienne de se renouveler et ont participé activement à la configuration du système d’accueil, en contribuant au renforcement des positions qui structuraient le champ intellectuel géorgien de l’époque. Celui-ci connaît l’avènement d’une nouvelle conception de la littérature véhiculée par l’intelligentsia réformiste qui relègue les pratiques traditionnelles à la périphérie du système, et se voit partagé entre la littérature en accord avec les normes esthétiques et idéologiques en vigueur et le « sous-champ ». Ainsi, élucider les motivations qui ont conduit à la sélection et aux interprétations des textes et des auteurs européens offre une […]
Depuis les études postcoloniales et le renouvellement des interrogations sur la littérature‑monde, l’histoire littéraire ne peut plus s’en tenir à une perspective nationale. Aborder le fait littéraire dans une approche transnationale et transdisciplinaire ouvre des perspectives fécondes. Dans mes recherches sur l’histoire de l’espace littéraire bulgare, l’un des points qui me semblent cruciaux parce qu’insuffisamment étudiés est la question de la temporalité littéraire. Comment échapper au « centrisme ouest‑européen » sans négliger le fait que Paris, Londres, Berlin, New York soient les « Greenwich littéraires » (Casanova) ? Comment mettre en perspective sans les comparer en termes d’« avance » ou de « retard » les temporalités de chaque espace littéraire au sein de l’espace mondial ? C’est ce que je tente d’esquisser en insufflant de la géographie (voire de la géologie) dans l’histoire littéraire.
Cet article examine certaines formes particulières de diglossie et de bilinguisme en Bulgarie. Il prend en compte l’évolution de la société bulgare au cours des trente dernières années et les processus d’interférence linguistique associés aux changements politiques ou influencés par ceux ci. L’analyse porte principalement sur la disparition progressive des dialectes régionaux et sur leur remplacement progressif et systématique par d’autres formes substandards, telles que le langage familier, le langage populaire, les urbanolectes ou les dialectes sociaux. Une attention particulière est accordée à la langue turque en Bulgarie, qui entretient des relations plus complexes avec la langue standard et représente un cas spécifique et très intéressant de bilinguisme, associé à la diglossie.
Même dans Putëm zerna (où en des moments de plénitude mystique, le monde apparaît transfiguré), l’œuvre poétique de Khodassevitch est dominée par une vision du monde dualiste, qui s’inscrit dans l’idéalisme mystique symboliste « soloviévien ». Ce rapport au monde se cristallise d’abord dans le dualisme corps (« moi »)/âme (esprit), où le corps du poète est perçu comme une « enveloppe », dont l’âme ne parvient à se libérer que difficilement. Dans Tjažëlaja lira, le dualisme « moi » (corps)/âme s’accentue, et l’aspiration mystique du poète se réduit de plus en plus à un douloureux effort de transcendance, d’une intensité physique, proprement pathologique. Le corps étant la concrétisation de l’enfermement dans un monde que le poète rejette, la dichotomie intérieure corps/âme s’intensifie à mesure que s’exacerbe la perception du dualisme monde/au delà. La matière « inerte » que le poète « Orphée » transcendait dans la «Ballada» finale de Tjažëlaja lira, fait ainsi place, dans Evropejskaja noč’, à un univers écrasé par la matérialité et dominé, dans la vision expressionniste du « cycle allemand », par la violence et une sexualité dégradante. À ce rejet du corps et cette répulsion pour la chair s’oppose, dans l’univers khodassévitchien, une image corporelle, plus fugace, mais radicalement positive, celle de la vie utérine et du fœtus dans le sein maternel, que le poète associe au « […]
Le cas de Sorana Gurian (1913-1956) permet d’examiner la situation d’une multiple exclusion au sein de la société européenne du xxe siècle : elle est à la fois femme, juive et étrangère, accusée d’espionnage et de collaboration, et son corps, handicapé et touché par le cancer, devient le principal coupable de ce bannissement pluriel. L’auteure est une figure tragique : non seulement par sa vie, mais aussi par l’oubli dans lequel est tombée son œuvre – pourtant originale et reconnue à l’époque –, comptant six volumes en roumain et en français et des dizaines de publications dans la presse. Dans le présent article, je propose une lecture de quelques chroniques littéraires portant sur deux éditions de Gurian parues en Roumanie en 1945-1946 : Zilele nu se întorc niciodată [Les jours ne reviennent jamais] et Întâmplări între amurg și noapte [Aventures entre crépuscule et nuit], qui témoignent de la manière dont on percevait l’Autre, en l’occurrence une femme écrivain, une femme infirme ou bien une femme d’origine juive au xxe siècle. Cette perspective a pour but de montrer les conditionnements autres qu’esthétiques (genre, corporalité, classe sociale, convictions politiques, origine ethnique, etc.) qui ont déterminé l’apparition et la disparition de Gurian sur la scène littéraire, et qui influencent toujours la manière de percevoir ses textes en Roumanie. À la fin de cette étude, je réfléchis à la possibilité de […]